Documents de "Sciences et Avenir" sur la découverte des éléments 116 et 118

" Découverte " des éléments 116 et 118

Atomes un choc de titans

En ajoutant au fameux tableau de Mendeleev les éléments 116 et 118, des chercheurs américains font entrer la physique nucléaire dans l'ère des noyaux super-lourds.

Pendant 11 jours, les physiciens du Lawrence Berkeley National Laboratory ont laissé mijoter, dans un cyclotron, des ingrédients jamais utilisés jusque-là : du plomb qu'ils ont bombardé sans relâche avec des ions krypton. De ce bouillon de réactions nucléaires, ils ont extrait des éléments nouveaux dont ils ont déduit la masse atomique à partir des trois désintégrations observées. Les éléments 118 et 116, ainsi nommés parce que composés respectivement de 118 et 116 protons ou particules chargées positivement. Les plus lourds jamais " fabriqués ".

La physique quantique, toutefois, ne décrit pas les atomes tels qu'ils se comportent, mais tels qu'ils se comportent au moment de l'observation. " En fait, le nombre de protons Z = 118 n'a pas été mesuré, précise Jean Peter, directeur de recherche en physique nucléaire au CNRS de Caen. Il a été déduit à partir de phénomènes inhabituels qui nous font supposer, avec une quasi-certitude, qu'il s'agit bien là de l'élément 118. Une chose est sûre : le record des Russes a été battu ! "

La recette de fabrication de tels atomes est simple en théorie. Imaginons une bulle de savon relativement légère (le krypton), lancée à toute vitesse contre une plus lourde (le plomb). Les deux bulles s'entrechoquent, s'épousent et, s'absorbant l'une l'autre, donnent naissance à une bulle excitée, plus massive et plus grande (l'atome 118), mais plus fragile et plus instable, qui se désintègre après un millième de seconde en plusieurs autres (116, 114, 112, 110, 108, 106). Radioactives, elles libéreront de l'énergie sous forme de rayons alpha expulsant chaque fois 2 protons. C'est le principe de la " fusion chaude ", qui consiste à utiliser des éléments riches en neutrons afin d'exciter le noyau formé. " Une peau de neutrons en contact avec une autre favorise l'accouplement des deux atomes ", explique Jean Peter.

Au cours de cette cascade de désintégrations - constatée à trois reprises - deux événements majeurs ont laissé cois tous les chercheurs. Philippe Chomaz, chercheur au laboratoire du Ganil (grand accélérateur national d'ions lourds) à Caen, n'hésite pas à parler de " petite révolution pour la physique ". Dans un premier temps, l'analyse de l'énergie des rayons alpha a révélé des intensités d'émissions sans précédent - preuves que le " noyau composé " était très lourd.

Une énergie colossale

En effet, l'énergie emmagasinée, après la fusion, par l'atome nouvellement formé est expulsée hors du noyau sous l'effet de forces de répulsion (de Coulomb). Forces d'autant plus intenses que le nombre de protons contenus dans le noyau est grand. Une telle intensité d'énergie ne pouvait provenir que d'un noyau extrêmement massif. Dans un second temps, les chercheurs ont analysé la période (temps au bout duquel la moitié de l'espèce nucléaire en présence a disparu) de ces émissions alpha, véritables témoins de la " durée de vie " de l'atome. La pérennité relative de celui-ci (un millième de seconde, ce qui est très long à l'échelle nucléaire), assez courte malgré tout (le l'élément 114 vécut 3 secondes), a corroboré la première étude. Toutefois sa " stabilité " éphémère n'a pas permis aux chercheurs d'envisager cet hypothétique 118 comme faisant partie des noyaux " magiques ". Suivant le modèle de la répartition des électrons autour du noyau proposé par Niels Bohr, neutrons et protons sont rangés sur des couches successives ne les contenant qu'en nombre déterminé. Plus l'atome contient de neutrons et de protons, plus il est lourd. Et c'est lorsque toutes ses couches sont complètement remplies que le noyau est dit magique.

Cette quantité " parfaite " de protons et de neutrons contribue à instaurer dans le noyau un ordre qui lui confère une vraie stabilité. C'est pourquoi il est très difficile de " déstabiliser " un tel atome. Très orgueilleux, il rechigne à accepter les neutrons qu'on lui lance exprès pour l'exciter. Après une résistance de quelques instants, c'est à contrecoeur qu'il consent à incorporer ces particules. En mesurant la période des rayons alpha qu'il rejette, les chercheurs se sont aperçus que celle du 118 était beaucoup trop courte pour qu'il puisse s'agir d'un atome magique. Grande énergie mais faible période, telles sont les vertus du nouvel élément. Après le 114, 120 ou 126 serait le nombre idéal prévu par la théorie. Philippe Chomaz est formel : " On y parviendra un jour, tout le monde s'y attelle. "

A force de parcourir ainsi les océans de la physique quantique, les explorateurs de l'atome ont fini par poser le pied sur cette île mystérieuse si convoitée - l'" îlot de stabilité " comme ils l'appellent -, une zone théorique où des noyaux super-lourds seraient assez stables pour être observés. Avec des noyaux d'une telle masse, on peut imaginer une centrale nucléaire de la taille d'une pile de baladeur. Un scénario qui relève encore de la science-fiction.

Un monde nouveau

Reste donc à savoir ce que ces conquistadors découvriront derrière ce " récif ". Un monde nouveau ou une terre stérile ? " Il est clair, déclare Philippe Chomaz, que si de tels atomes ont pu être synthétisés, c'est qu'ils doivent exister quelque part dans l'Univers - dans les novae par exemple, où les quasars, se comportant comme de véritables "bombes à neutrons", sont capables de les produire. Le problème est de stabiliser ces éléments éphémères. " Bref, une terre nouvelle semble s'offrir aux physiciens, La grande famille des éléments

Mendeleïev a l'idée, en 1869, de dresser un tableau périodique où les éléments chimiques sont rangés par famille selon l'ordre croissant de leur numéro atomique (nombre de protons ou d'électrons propre à l'atome). La classification est telle que les éléments d'une même colonne ont un nombre identique d'électrons périphériques, ce qui leur confère des propriétés chimiques semblables. Ainsi, le sodium (Na) et le potassium (K) ont 1 électron sur leur dernière couche ; le carbone (C) et le silicium (Si) en ont 4... Deux cases (les lanthanides et les actinides) contiennent plusieurs éléments : le nombre de neutrons du noyau varie pour un même nombre de protons. Ce sont des isotopes.

La course au record

En 1934, alors qu'il tente de mettre au point un élément artificiel plus massif que l'uranium, Enrico Fermi déclare ouvertes les olympiades de la physique nucléaire. Dès le départ de la course en 1940, les sprinters américains Edwin McMillan et Philip Abelson prennent la tête en fabriquant le neptunium, composé de 93 protons (Z = 93). Ils sont rattrapés la même année par Glenn Seaborg et son plutonium (Z = 94).

En 1950, la barre des 100 est franchie par la même équipe. En 1981, l'Allemand Peter Armbruster passe le premier dans la catégorie des " moyens-lourds " avec le bohrium (Z = 107), accumulant les victoires jusqu'à ce que le Russe Youri Oganessian soit déclaré champion des " super-massifs " début 1999, affichant un record à 114. Toutefois la médaille d'or revient à l'Américain Ken Gregorich du Lawrence Berkeley National Laboratory qui vient de réaliser un exploit en synthétisant l'élément 118. Le défi sera-t-il relevé ?assis, pour paraphraser Newton, comme " des garçons sur la plage du grand océan de la Vérité ".

Alexandre Moix

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